
Pierre-Yves Le Dilosquer a soutenu avec succès sa thèse de doctorat en sciences économiques en octobre dernier.
Recherche : une thèse sur les modèles économiques des entreprises de propreté
Vous vous êtes intéressé à la production de valeur dans les activités de service, pouvez-vous nous en dire plus sur le point de départ de ce travail ?
Cette thèse naît de questionnements très empiriques rencontrés dans le secteur de la propreté. Les activités de l’hygiène et de la propreté tendent encore trop souvent à être invisibilisées. Mais lorsqu’on s’intéresse à ce secteur, on est assez rapidement confronté à une série de problématiques économiques et sociales qui concernent les conditions d’emploi et de travail comme les conditions de développement des entreprises. Ces problématiques sont particulièrement intéressantes parce qu’elles sont en réalité emblématiques des défis que pose la servicialisation de l’économie.
Mais paradoxalement, alors qu’aujourd’hui près de 80 % des emplois sont dans les services, il est difficile de saisir sur le plan économique la réalité de la valeur servicielle, et a fortiori pour les activités de services aux dimensions immatérielles et relationnelles comme la propreté. La recherche s’est historiquement attachée à décrire et à comprendre la production industrielle. Cet aspect a particulièrement été mis en lumière par la crise liée au Covid avec un écart apparent entre l’utilité du travail des professionnels et leur reconnaissance économique et sociale. Ce travail de thèse avait donc pour objectif de produire un cadre de compréhension générale de la production de valeur dans les activités de service.
Quelle a été la méthodologie mise en œuvre ?
Pour comprendre la réalité du travail dans les entreprises de propreté mais aussi pour réussir à mieux qualifier le résultat du service, on a construit une analyse en termes de modèle économique d’entreprise. Pour le dire simplement, un modèle économique d’entreprise peut se résumer par trois dimensions : le « quoi », le « comment » et le « combien ». Quelle est la valeur produite par le service ? Comment cette valeur est-elle produite, par quelle organisation du travail ? Et comment tout ou partie de cette valeur fait l’objet d’une valorisation monétaire ? On a choisi d’analyser ces dimensions avec une vision à 360 degrés en partant des sites d’interventions. Une centaine d’entretiens ont ainsi été menés au sein des entreprises de propreté mais aussi au sein des organisations clientes et de certaines institutions territoriales. C’est un travail qui n’aurait pas pu être réalisé sans la contribution essentielle des professionnels du secteur.
Quels sont les principaux enseignements de cette recherche ?
Nous avons d’abord entrepris une analyse historique, sociale et économique, afin de comprendre et d’expliquer la formation du modèle économique dominant dans le secteur, et à travers lui, les problématiques auxquelles sont confrontés les acteurs. Il y a toute une période particulièrement intéressante s’étalant du XIXe siècle jusqu’aux années 1970. C’est en quelque sorte la période de « l’avant secteur », où l’on observe l’exigence sociale croissante d’hygiène et de propreté, l’émergence des premières entreprises spécialisées à partir des activités portuaires et ferroviaires, l’apport structurant des hygiénistes industriels et l’évolution de la législation au cours du XIXe siècle, les premières conventions collectives régionales en 1936, la création de la FEP en 1966… Soit un ensemble d’événements qui contribuera à donner véritablement naissance au secteur avec la grande vague d’externalisation dans les années 1970. Et cela se produit de manière fulgurante. En seulement 10 ans, le nombre d’entreprises de propreté est multiplié par dix et l’emploi fait plus que doubler. Cette période sonne comme un âge d’or pour le secteur. Mais cela ne va pas durer, et à partir des années 1990, la situation va progressivement se dégrader, bien que les entreprises aient su s’adapter. On observe de nouvelles pratiques d'achat de la part des clients, une réduction des taux de marge, une concurrence qui s’accentue, des leviers de productivité qui atteignent leur limite, la crise de 2008 mais aussi celle de 2020…
Les entreprises de propreté sont en train d'inventer le modèle économique serviciel de demain. Pierre-Yves Le Dilosquer
Quelles sont les conséquences pour le modèle économique des entreprises ?
Les évolutions de ces trente dernières années poussent dans ses retranchements le modèle économique dominant. Ce modèle, c’est le modèle dit de la « prestation de service ». Historiquement construit sur un référentiel industriel, il se définit par quatre dimensions : (i) un modèle de valeur, fondé sur une conception du service comme un « quasi-produit » ; (ii) un modèle de la demande, fondé sur un objectif de réduction des dépenses et l’augmentation des exigences ; (iii) un modèle de développement et de rentabilité, fondé sur les volumes et la productivité du travail ; (iv) un modèle de travail, fondé sur une logique d’exécution et un rapport taylorien au temps. Aujourd’hui, les entreprises et leurs clients s’accordent pour dire que ce modèle est à bout de souffle. Il ne permet plus de répondre de manière satisfaisante aux besoins des parties. Il apparaît dans l’incapacité de saisir le résultat réel du service et l’ensemble de ses effets utiles, de soutenir de nouvelles organisations du travail, de concevoir d’autres formes de valorisation économique permettant de sortir de l’approche par les coûts.
Face à ces limites, comment les entreprises font-elles évoluer leur modèle ?
Notre enquête permet aussi d’identifier des alternatives et des tentatives d’inflexions servicielles au modèle dominant. La question de recherche qui a guidé une partie de nos travaux était de savoir comment caractériser un modèle économique d’entreprise en cohérence avec les spécificités de la production des activités de service aux dimensions immatérielles et relationnelles. Dans le secteur, on peut identifier trois dynamiques de rupture. La première porte sur l’organisation du travail (par exemple, avec le développement du travail en continu et en journée). La deuxième porte sur l’offre des entreprises, avec une nouvelle considération des effets utiles du service (propreté et hygiène bien sûr, mais aussi : confort, qualité de vie au travail, RSE, performance des organisations, etc.) et le développement d’offres de performance prenant en compte les usages. La troisième porte sur le modèle de la demande, avec des pratiques d’achat appelées à évoluer afin de permettre l’innovation servicielle. Pour les entreprises, ces transformations posent le défi de « décrocher la valeur des volumes » dans leur modèle d’affaires : tout ne doit pas être basé sur une standardisation des prix par rapport aux surfaces. Elles appellent aussi à considérer une dynamique servicielle du travail où la coopération, la relation de service et les ressources immatérielles deviennent stratégiques. Il faut d’ailleurs souligner l’engagement du secteur pour accompagner de manière opérationnelle les entreprises dans ces évolutions. D’un point de vue théorique, ces transformations sont passionnantes car ce qui s’opère dans le secteur de la propreté est de nature à éclairer d’un regard nouveau la production des activités de service dans l’économie en général. En fait, les entreprises de propreté sont en train d’inventer le modèle économique serviciel de demain.
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