L’AUTEUR
Xavier Baron est sociologue, professeur associé à l’Université de Versailles Saint-Quentinen- Yvelines et professeur affilié à l’ESCP Europe. Il a fondé le CRDIA, Consortium de recherche de l’Île Adam, dont le but est de mener de la recherche fondamentale et expérimentale afin de repenser le modèle du facility management et les grands enjeux du secteur.
La définition des services comme la mise à disposition temporaire d’un équipement oud’une compétence n’est pas fausse. Elle omet cependant l’essentiel. La valeur des services n’est pas décrite seulement dans le Quoi (l’exécution d’une tâche), mais dansle Pourquoi (de l’activité). On parle de qualité des services. Le problème de l’inadaptation de ce terme n’est pas d’abord dans l’immatérialité de productions non tangibles, non mesurables/non dénombrables. La notion de qualité peut recouvrir ces dimensions. Mais dans l’usage courant qui en est fait, cette notion apparaît insuffisante, voire contre-productive, pour évaluer les services. Leur valeur ne se réduit pas au constat d’une exécution conforme d’une prestation. Les services B to B valent par l’enrichissement des actifs que sont les personnes qui en bénéficient et des actifs immobiliers qui les environnent. L’utilité sociale du service réside dans une modification favorable de l’état du bénéficiaire.
Un effort d’évaluation par l’enquête
Aborder les enjeux de gestion, de fixation des prix, de maltraitance du travail et de mesures de l’activité conduit ainsi à dépasser les acceptions usuelles du concept de qualité, héritées de l’industrie, au profit du concept de « pertinence située ». Concernant les prestations de propreté, la pratique habituelle consiste à rétribuer l’exécution conforme d’une prestation technique, le plus souvent en référence à un chiffrage de son coût. Évaluer la pertinence située de ce service va bien au-delà du temps passé, des taux horaires, des produits et des machines utilisées… Il passe par une évaluation de la propreté comme effet utile du travail ou comme résultat (et non comme moyen). Évidemment, cela fait surgir en pratique plusieurs difficultés. • Personne n’est d’accord sur la définition technique de la propreté ; brillance, absence de tâches ou de poussière, netteté dans le rangement, assainissement des surfaces et de l’air. Les évaluations varient d’une personne à l’autre, d’un genre à l’autre, d’un niveau social à l’autre, d’un point de vue à l’autre…
• La pertinence du nettoyage est concurrente de la possibilité d’évitement du salissement. Bref, ce n’est pas le nettoiement seul qui fait la propreté, mais les occupants, les matériaux, la culture… Le résultat est multifactoriel. • Quelle est l’utilité de la propreté ? Quel est le rendement d’un environnement raisonnablement propre comparé à ce même environnement vécu comme sale ? C’est la fonction de la propreté qui en fait la pertinence… c’est-à-dire, l’effet utile sur les bénéficiaires réels (les seuls à pouvoir en juger). • La propreté a un coût. Rendre propre, c’est un investissement qui requiert des ressources. Quelle est son importance relativement à un bon éclairage, des sièges ergonomiques, une restauration de qualité ? Gérer, c’est choisir. Dépasser la notion de qualité au profit d’un jugement sur la pertinence située est ainsi nécessaire. Cela permet de déplacer le regard. La valeur n’est pas dans une propreté qui existerait en soi, mais dans l’impact d’un environnement « propre » ; la performance du travail de ceux qui en bénéficient. Face à cette complexité, on voit bien les limites de pratiques qui n’évaluent la qualité qu’en référence à la conformité à des prescriptions qui sont elles-mêmes bien lacunaires, lorsqu’il s’agit de cerner aussi bien le besoin que le résultat. C’est ainsi que dans les contrats, on trouve toujours des fréquentiels multipliées par des temps et des taux horaires…
Une affaire de jugement
L’enjeu d’une intégration de la pertinence dans les dispositifs d’évaluation est essentiel, aussi bien dans l’évaluation des services pour la gestion (fixer le « juste prix ») que pour le management quotidien. Désigner et évaluer la qualité d’une production, revient à juger de la qualité du travail incarné et personnalisé qui est à son origine. Ne regarder que la qualité « moyenne » d’un output occulte sa pertinence, laquelle résulte d’une intelligence déployée à un moment donné dans un contexte donné. Dans les services, elle est fonction de l’engagement subjectif de l’oeuvrant. La notion de pertinence située permet au contraire d’appréhender mieux les dimensions fonctionnelles (la finalité, le pourquoi) et systémiques de l’utilité sociale des productions. La valeur d’un service n’est pas lisible seulement dans des caractéristiques physiques, dans des propriétés mesurables et dénombrables. C’est un « construit » de jugement dans la recherche d’une pertinence située. Chiffrable ou non, cette pertinence est le résultat d’un processus d’évaluation mené par des acteurs spécifiques, dans un contexte et à un moment donnés. Elle ne peut pas faire l’économie d’un jugement de valeur à chaque fois renouvelé pour l’estimer et le monétiser ; lui donner un prix.
Rendre un service
On peut acquérir un objet. On peut exécuter une prestation. Mais un service, pour l’oeuvrant qui veut bien faire, c’est une relation. Un service que l’on rend est un don qui appelle le contre don. Au contraire d’un livrable, le service construit du lien social et ce n’est pas la moindre de ses utilités sociales. Bien au contraire, c’est une de ses dimensions majeures. Elle est souvent occultée et non rétribuée. L’usage du concept de qualité y est pour beaucoup. Pour que l’effort de l’oeuvrant soit performatif, il faut que le bénéficiaire soit partie prenante. L’effet utile n’est pas réglé simplement par une mise à disposition. Il porte sur l’état ; l’être et la relation. Le service est coproduit. Il est conçu dans sa mise en oeuvre en même temps qu’il est consommé. La valeur d’un service n’est acquise que dans une coproduction et dans une co-évaluation. Dans l’achat d’un service, non seulement il n’y a pas de transfert de droit de propriété, mais la promesse d’un effet utile n’est garantie que par l’engagement subjectif du prestataire et d’une coopération du bénéficiaire s’agissant de la transformation de son propre état.
Utilité sociale de la production servicielle
La qualité dans les services, plus encore que dans l’industrie, est ainsi affaire de pertinence située, de jugement, et donc de coopération. Elle est affaire d’accessibilité, d’utilité et d’usage. La valeur est moins liée à la seule qualité qu’à la capacité de co-construction, in situ, dans la relation. La productivité n’est pas dans la réduction d’un coût, mais dans la capacité à obtenir le meilleur compromis possible localement. Elle est la réponse à une attente toujours spécifique, contextualisée, personnalisée et potentiellement infinie, avec des moyens limités et contraints. La satisfaction immédiate est donc un indicateur, mais non le référent ultime. Au contraire de la qualité qui se veut objectivée, la pertinence est toujours l’affaire d’intelligences, elles-mêmes situées et relatives à des formes de coproduction. La valeur que l’on recherche est dans l’intelligence du travail. Elle est dans la capacité de compromis, d’écoute, de négociation. Elle est dans l’engagement subjectif du prestataire et elle est dans une coopération avec le bénéficiaire. Elle est dans la capacité de modulation, d’adaptation par l’oeuvrant lui-même. Certes, hors de la relation, une bonne part des prestations de services sont industrialisables et standardisables. Normées, elles sont réduites à des « objets ». Elles ne font cependant jamais tout le service. L’automate fait les tâches servicielles exécutables. Mais c’est dans la relation que la valeur se « potentialise », se construit… ou non ! C’est dans le travail du travail vivant, celui qui se confronte à l’autre, à l’écart, à l’imprévu, à l’aléa, au spécifique, que se joue la valeur qui restera toujours à créer.